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Emmanuel Kant

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L'unicité du paragraphe B de l'introduction de la Métaphysique des Moeurs, par Emmanuel Kant, lui confère un statut presque entier dans son rapport à une problématique donnée explicitement. "Qu'est-ce que le droit ?" pose en sous-titre une interrogation ontologique relative au concept ici envisagé pour être défini ; le droit. Les philosophes ne seront pas les seuls à se rendre compte de la difficulté ainsi soulevée, pour peu qu'un semblant de réflexion vienne animer un doute utile quant à la nature réel du terme, utilisé bien plus souvent par des effets concrets que dans une dynamique de réalisation. Ainsi l'auteur se propose ici d'envisager la question du droit par un angle définitionnel afin de sortir de l'empirisme pratico-pratique qui, selon lui, n'effleure que la partie exhibée des choses sans en relever la nature profonde.

Aboutissant sa réflexion par un produit formulé de telle sorte à fournir un cadre théorique au domaine d'action du droit, Kant énonce sa thèse selon le sens suivant : relève du droit toute gestion des rapports des individualités confrontées entre elles, en lien avec la liberté et la justice.

Pour parvenir à cette conclusion finale, il découpe son argumentaire en deux parties distinctes. La première prend place d'introduction à la problématique en effectuant un état des lieux des conceptions approximatives de son époque, contre lesquelles il compte inscrire un rapport plus pertinent au savoir et à la conscience ; en ajoutant à l'expérience des phénomènes leur théorisation appliquée et rationnelle. À partir de là, il dégage par contraste et en seconde partie, les caractéristiques spécifiques du droit qui lui permettront sa définition.

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A l'instar d'un Socrate virtuel et plus récent, Kant se projette initialement dans sa problématique en invoquant le savoir du spécialiste. Et tout comme son prédécesseur, il se rend compte (par l'expérience de pensée hypothétique et non par le fait avéré, c'est là où il se distingue de son homologue) que même le jurisconsulte, qui pratique le droit dans sa forme la plus appliquée, ne saurait parler avec lucidité de la théorie de son activité. A la manière d'un Hippias qui confondrait l'essence et le phénomène du beau (c'est à dire ce qui fait le beau en général, à l'opposé de quelque chose de beau en particulier), ce jurisconsulte serait 'plongé dans l'embarras' s'il comprenait qu'aucune référence à un terme ne peut figurer dans sa propre définition sans lui créer un non sens par vide définitionnel. Kant utilise un exemple tout aussi flou pour signifier que la pratique diffère de la théorie : celui du logicien qui serait, lui également, incapable de savoir ce qui constitue la vérité dans sa structure (son essence), lui qui manipule pourtant avec méthode son système (ses phénomènes). Ainsi la difficulté de définition d'un terme tel que le droit tient dans le fait qu'on s'y réfère instinctivement dans ses modalités pratiques, et non dans la 'solution universelle' ici recherchée. Dans sa démarche, Kant souhaite en effet dégager ce 'critère universel' du droit qui permettrait de l'appréhender au mieux (on peut alors penser qu'il s'agit là pour lui d'améliorer les manifestations liées au droit par éclaircissement de ses réelles prérogatives), et il soulève explicitement les deux principaux risques à éviter que sont la tautologie et la liste purement empirique. Il se met donc comme objectif de ne pas simplement citer les lois pour définir le droit, ni d'en tirer une définition qui se baserait sur une conception tout-à-fait personnelle du droit se rebouclant sur elle-même par utilisation du terme. La thèse sous-jacente à l'extrait étudié est à l'encontre de la seule expérience matérielle, qui ne saurait constituer une tête cervelée sans l'énoncé des principes universels qui la réalisent (les manières dédaigneuses de l'exemple de Phèdre le montrent bien). Ainsi Kant se propose-t-il de solutionner ce qui fait défaut à sa situation : l'absence de théorie du droit.


 

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Ce qui l'amène à envisager le concept même, comme il le stipule en début de seconde partie, et qu'il va dégager par contraste avec ce qui ne relève pas du droit. Premièrement, il insiste sur le fait que le droit, par application morale, constitue une obligation, un ordre des choses humaines. C'est donc un objet dont le champ d'action se situe dans la régulation des activités entre individus.

Mais plus précisément, est mis en évidence dans un premier temps, le caractère purement extérieur des modalités du droit : il s'agit pour lui de s'appliquer à organiser les actions pratiques des personnes entre elles, et ce dans leur cadre de réalisation qu'est la réalité matérielle. Pour Kant, le rapport aux gens se fait par l'action, et est constitué d'influences mutuelles que le droit s'efforce d'harmoniser. Là est donc faite la distinction avec ce qui relève de la morale, orientée vers la dimension psychologique de la justice, dont le droit se départit pour se focaliser sur les faits.

Par ailleurs (et c'est là qu'apparaissent les notions de liberté et de justice), le droit concerne l'arbitre de ses sujets. Encore une fois, la dimension pratique du droit est révélée par son orientation, le menant à extraire toute notion de souhait ou de besoin dans l'exercice de son activité. La justice, notion maitresse du droit, ne demanderait à ce dernier qu'une application concrète de ses principes. Ce sont les décisions prises par chacun des sujets en action qui décideront du jugement final, objectif du droit. La délibération ne traitera donc uniquement de ce qui est avéré et irréfutable entre les gens, et ne jugera pas de leur intentionnalité.

De plus, cet arbitre qui ne saurait s'ôter sa matière, ne verra dans l'exercice du droit aucune référence à celle-ci. L'exemple du commerce est ici révélateur : le droit ne juge pas de la performance d'un litige, mais uniquement de son rapport à l'ordre préétabli, en dehors de toute forme de pertinence individuelle. Le droit juge de ce qui est admis normalement, et ne peut pas tenter de solution à l'amiable forcément biaisée par des rapports de forces entre les individualités. Il est un cadre suffisamment rigide pour qu'on puisse s'y référer en toutes circonstances et en dépit des malentendus nés du conflit d'intérêts. Le but du droit est donc, comme le note Kant, la conciliation des arbitres impliqués. C'est, selon ses termes et tel qu'il en dégage la définition, 'un ensemble conceptuel...', c'est-à-dire une catégorie d'objets rationnels, '...des conditions...', à savoir du caractère déterminant de la réalité, '...sous lesquelles l'arbitre de l'un peut être concilié avec l'arbitre de l'autre...', donc les actions des sujets liés par l'affaire, '...selon une loi universelle de la liberté', autrement dit poursuivant un but absolu de réalisation des actions de ces sujets.


 

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En définitive, Kant s'est attaqué non pas à ce qu'il considérait comme une erreur de jugement ou de définition à l'égard du droit, mais bien à l'illusion que celui-ci suscitait avant lui, par absence pure et simple d'éclaircissement de son ontologie. Il donne donc une définition à ce qui lui apparaissait comme une notion sans concept, un mot utilisé comme un fantôme impalpable et pourtant visible. Dévoilant ainsi le statut essentiel du droit, inscrit comme régulateur des effets de l'arbitre de chacun, il ancre dans le réel une idée qui précédemment ne relevait que de l'instinct. Il lui adjoint donc un sens appliqué et concret, réfléchi et synthétisé en une vision d'ensemble dont le jurisconsulte n'aurait peut-être rien à faire, mais qu'il semble pertinent de savoir formuler.

On peut cependant rester méfiant à l'égard de ces conclusions, certes lumineuses, mais qui laissent en suspens (du moins dans cet extrait) les questions inhérentes à la problématique, concernant l'ontologie des concepts référents, la liberté et la justice. On pourrait donc aller plus loin en se questionnant non pas sur les prérogatives du droit, mais sur les ressources qui la constituent. Ne sont pas, en effet, abordées les liens légitimant l'existence même ou le fonctionnement du droit, envisagés ici comme de simples axiomes mystérieux.

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